Le Boulon d'or du pont de Québec

Extrait : chapitre 1

Caughnawaga 1907

Ce matin du 1er septembre 1907, le jeune Brayden McArdie assiste, ému, à l’arrivée des cercueils à la gare du village. Seulement huit corps ont été retrouvés. Quelques jours plus tôt, la section sud du pont de Québec s’est effondrée, et trente-trois Amérindiens de Caughnawaga et des environs y ont perdu la vie. Le spectacle est saisissant.  Sur le quai, on ouvre une à une les boîtes pour en extraire les cercueils qu’on distribue en procession dans les foyers où les familles éplorées attendent la dépouille d’un mari ou d’un fils. Jos, l’oncle de Brayden, y figure. Il avait assisté à la pose de la première pierre de ce pont, heureux d’y avoir trouvé du travail pour de nombreuses années. Malheureusement, sa belle aventure a pris fin dans les eaux du fleuve, et le voici qui rentre au bercail dans son écrin mortuaire, lui et ses compagnons d’infortune.

Brayden suit le cortège en direction de la maison de sa tante. Elle et ses enfants attendent la tombe du chef de famille. Ils feront entrer la dépouille au salon pour l’exposition traditionnelle. On se relaiera toute la journée et toute la nuit pour veiller le corps jusqu’aux funérailles du lendemain. Parents et amis défilent de maison en maison en silence. Tout le village est en deuil.

Il est convenu que le service religieux des huit défunts se déroulera collectivement en l’église de Caughnawaga. Au petit matin, au son du glas, les corbillards se regroupent à l’entrée du village. On en sort les cercueils et l’imposante procession se met en branle vers l’église. L’intérieur, drapé de ses ornements funéraires, accueille les parents proches – veuves et orphelins en priorité – et plusieurs personnalités officiels. Les autres restent à l’extérieur pour se recueillir et prier. Le service religieux, présidé par Monseigneur Bruchési, est empreint d’un profond recueillement. Il rend un vibrant hommage aux victimes de la catastrophe. À la sortie, le cortège funéraire se dirige vers le cimetière où une large fosse a été aménagée pour recevoir les huit tombes. On les enterre sous les chants traditionnels autochtones.

Pour Brayden McArdie, les images de ce triste spectacle lui reviendront toute sa vie : l’arrivée des cercueils, la population en pleurs, l’église en noir, la paroisse endeuillée. Ce sont des événements qui marquent un garçon de six ans.

Il ne se doute pas alors que, dès qu’il atteindra quatorze ans, parce qu’il doit contribuer aux revenus de la famille, il ira lui-même rejoindre à Québec les équipes de cet ambitieux projet. Après une longue enquête, les travaux reprennent d’une manière plus sécuritaire. Brayden compte utiliser le legs de ses prédécesseurs amérindiens pour la haute voltige. Déjà la réputation des Mohawks commence à se répandre dans le monde de la construction. On dit qu’ils peuvent travailler en hauteur avec une agilité incomparable sans la moindre sensation de vertige. Brayden y fera d’ailleurs bonne figure. Il sera témoin de l’effondrement de la travée centrale en 1916, mais aussi de son installation réussie l’année suivante, et de la traversée du premier train quelques mois plus tard. On le compte même parmi les invités à l’inauguration officielle du 22 août 1919 puisqu’il fait partie de cette gigantesque équipe à la fin des travaux.

 



[1] Caughnawaga est la nom donné au village de Kahnawake jusque dans les années 1970.